Session 48 - De l'Œuvre d'Art à l'Époque de sa Reproductibilité Technique (première partie)
Retrouver Satan, en voilà une tâche pas piquée de hannetons. Les récompenses ont permis à l'équipe d'intervention de prendre du galon (les Démons sont désormais grade 2) mais la mission n'est pas plus facile pour autant. Beleth n'a pas une seconde à leur accorder. En effet, investi par une dizaine de sbires de Baal, le Centre de Tri est devenu le dernier rempart contre l'apocalypse. Leur patron s'affaire à rallier ce qu'il reste des forces infernales parisiennes. Tristan dans le coma, Luc et Félix se retrouvent fort dépourvus.
Luc espère trouver un peu de soutien de la part des services de Malphas et s'entretient avec Jézabel au IKEA. Il essuie une sévère déconvenue: non seulement la baronne de la mesquinerie a elle aussi d'autres chats à fouetter, elle l'informe par ailleurs que son emploi au service du Prince de la Discorde touche à sa fin. La longévité du Démon a dépassé son utilité : embauché pour les infos croustillantes dont il disposait sur certaines affaires chaudes, Luc s'est finalement révélé plus encombrant qu'informatif. Il est poliment invité à remplir une demande de transfert lorsqu'il aura trouvé un autre Prince à servir.
Dépité, Luc zone au Centre de Tri où il trouve un peu de réconfort auprès de Gilbert, mais pas beaucoup d'aide. Pendant ce temps, Félix a tout laissé en plan. Interprétant à sa façon les dernières strophes de la prophétie de Nostradamus, il prend quelques jours de vacances en cure thermale à la Bourboule, convaincu que si Dieu y est, alors pourquoi pas Satan. Il lance de temps en temps Détection du Bien « pour l'enquête ». C'est finalement un coup de fil à Ignace qui le pousse à rentrer sur Paris. L'Ange, toujours fâché suite à l'affaire Morax, lui reproche de se servir de lui comme informateur. Il tourne en dérision la démarche de Félix (« comme si le Tout-Puissant te laisserait l'approcher à moins de 100 mètres ! ») mais suggère à demi-mots que les rumeurs concernant Samaël vont bon train Chez Régis.
Les deux Démons passent donc boire un canon et tailler le bout de gras avec les habitués. Il s'avère en effet que plusieurs personnes, Démons comme Anges, semblent persuadées que Lucifer est à Paris, pour des raisons en apparence plus bidons les unes que les autres (« moi j'ai vu un tag "Le Prince des Ténèbres ronge Paris comme un cancer », « et moi la cabine téléphonique devant chez moi a sonné et quand j'ai décroché, une fois a dit "Le Mal est en ville.", et 2 heures plus tard les services techniques venaient démanteler la cabine ! »).
À leur sortie du rade, Tristan se réveille enfin. Mis au parfum, le Bifrons ne voit qu'une seule personne suffisamment dingue pour relier les fils de cet étrange faisceau : Conrad Sèchepine. Le vieux Kobal a bien sûr de nombreuses théories (« d'ailleurs, je vous ai dit que ma nouvelle voisine du dessus était une Ange de Khalid ? Regardez-la on voit bien qu'elle discute avec Mme. Bonfour de son prochain djihad, c'est évident, poil au gland ! »). Après une petite demi-heure, le groupe s'éclipse poliment avant de devoir s'impliquer dans de nouvelles enquêtes farfelues.
Au pied du H.L.M., Félix a le sentiment d'être épié par une douzaine de pigeons éclopés. Il tente d'en attraper un et la vermine s'envole hors de leur portée avant de leur chier copieusement au visage. La veste de cuir de Félix est maculée de fientes. Il paralyse un des pigeons et lui place un canif sous la gorge, lui hurlant de leur expliquer ce qu'il veut. Tristan tente un Dialogue mental avec l'oiseau, ce qui n'est pas très concluant. Félix égorge donc le pigeon et les autres s'envolent d'un seul bloc en direction du nord-ouest. Le groupe décide de les pourchasser, les oiseaux ayant définitivement gagné leur attention.
Les Démons traversent Paris de la Place d'Italie jusqu'à Montmartre en courant derrière les pigeons (qui font eux le trajet à vol d'oiseaux) et finissent par les perdre de vue square du Tertre. Là, au milieu des touristes et caricaturistes, un homme entre deux âges, en costume élimé à col Mao, fait un discours mêlant paroles de chansons populaires (le temps des ceriiiiiises) et annonces prophético-apocalyptiques sur la présence du Diable à Paris. Luc remarque parmi la foule un jeune artiste malingre dont le chevalet est visiblement boudé par les touristes. À raison d'ailleurs : la demi-douzaine de portraits accrochée derrière lui est dénuée de qualité artistique et est même dérangeante à regarder. Le Crocell observe quelques instants le croquis sur lequel le jeune homme s'affaire et remarque que son modèle (un flic qui fait la circulation) est représenté les mains fermement posées sur le pommeau d'une épée, une paire d'ailes dans le dos.
Il fait signe à ses deux comparses de venir, qui sont eux aussi surpris par le « réalisme » du dessin. L'artiste, un scandinave avec un accent à couper au couteau, ne se l'explique pas non plus, assurant « représenter ce qu'il ressent ». Pour un bifton, les Démons se font eux aussi tirer le portrait. En quelques minutes, ils se retrouvent avec un fusain grossier les représentant cornus, entourés d'une aura scintillante. Félix tient des jetons et des dés dans sa main droite, l'avant-bras de Luc est recouvert d'une fine couche de glace brillante tandis que Tristan tient une fine poussière qui s'échappe de sa main putréfiée et arbore discrètement un symbole séthite sous sa chemise. Le Bifrons distingue en outre une sorte de plan que l'on devine sous les lignes grasses du crayonné. Les Démons le suivent jusqu'à une impasse entre Château Rouge et Montmartre. Ils remarquent des tags rougeâtres sous les couches successives d'affiches électorales, qu'ils arrachent. Outre les graffitis signatures habituels, ils repèrent un vers des centuries (« Et verront que Lumière point ne veut briller ») ainsi que plusieurs tags « Rue Lucifer » surmontés d'une flèche pointant vers le mur au fond du cul-de-sac.
Après une laborieuse escalade, les Démons se retrouvent de l'autre côté. Le soleil printanier a laissé place à une nuit sans étoile. Une lune rousse colore de reflets rouges les pavés irréguliers d'une étroite rue en pente. Leurs montres indiquent 20h30 et des flocons tombent lentement sur le trottoir. Des affiches à la typographie ancienne font la retape pour les exceptionnelles représentations du Santa Claws Circus, tous les soirs à minuit.
Le groupe descend la rue, qui débouche sur une petite place parisienne ceinte de grands murs en briques rouges. Un chapiteau et ses roulottes sont installés en plein milieu. Ils achètent trois tickets à un élégant et souriant caissier qui tapote les prix sur sa calculatrice rouge, puis traînent dans les commerces encore ouverts en attendant minuit. Les Démons achètent d'abord quelques tranches de jambon salé à la boucherie Durand, puis du beurre, du fromage, du pain et des glaces à l'épicerie Hadot où ils assistent au triste spectacle du maladroit Jamel se faisant sermonner par son patron pour avoir renversé un bocal de cornichons.
Tout en mangeant, ils visitent à pas lent la minuscule et déserte galerie d'art Fire & Ice. Le petit hall expose corps en putréfactions, des carcasses de voiture accidentées (et bon appétit bien sûr). Dans une petite pièce à l'écart sont entassés magnétoscopes poussiéreux, écrans d'ordinateur antédiluviens et télés noirs et blancs. Sur les écrans, les Démons reconnaissent des scènes de leurs aventures, mêlant aussi bien les événements tels qu'ils se sont déroulés à des issues alternatives. Pensifs, le groupe tue ensuite le temps Chez Régis, un bar breton tenu par un rocker fan de Johnny et sa fille.
À minuit, tout le quartier s'est visiblement donné rendez-vous au cirque. Tristan se fait tirer la bonne aventure par un quinquagénaire en costume sobre et montre Swatch fluo qui se contente de réfléchir quelques minutes les yeux fermés. Il note ensuite quelque chose dans un carnet avant de conclure : « vous aurez une vie intéressante ». Les Démons remarquent sous la table un autre homme couvert de poussière qui ronfle copieusement. Supposant que cela fait partie du spectacle, ils s'avancent vers l'entrée où un grand et mince responsable de la sécurité à l'air de garde du corps présidentiel contrôle leurs tickets. Puis ils sont accompagnés aux gradins par un petit bonhomme dégarni au chapeau melon, qui maugrée dans sa barbe qu'il était là le premier et qu'il n'a pas fait tout ce travail pour devenir ouvreuse. L'équipe s'installe au premier rang, près de la sortie, au cas où. Le chapiteau ressemble à n'importe quel cirque, bien que l'intérieur soit couvert de peintures rappelant les inspirations de Jérôme Bosch.
Un drôle de spectacle commence, introduit par un M. Loyal gominé et coquet. La lumière pointe ensuite vers un trône où sied un pantin de bois décrépi, deux cornes rouges pointant sous son bonnet de Père Noël miteux. À ses pieds, un homme à lunettes et à l'allure de professeur d'histoire astique consciencieusement le trône d'un chiffon sale. Puis se succèdent des numéros aussi dérangeants qu'étranges, durant lesquels les Démons se font le plus petit possible pour ne pas être pris à parti.
Le premier numéro est un homme les cheveux frisés qui entame une étrange liste de courses (« œuf, lait, eau minérale ») reprise en chœur par le public qui devient de plus en plus énigmatique (« un avocat, un foie fraîchement découpé, trois douzaines d'huîtres, de la cervelle »). Tout en déclamant son texte avec un regard dément, il enfile une camisole de force qu'un volontaire du public est prié d'attacher. Il se débat ensuite plusieurs minutes comme un diable avant de disloquer les os pour s'en défaire, laissant une traînée de sang alors que son corps désarticulé quitte la scène en claudiquant sous les applaudissements tonitruants du public.
Un couple entre. La femme est d'une beauté à tomber, la peau pâle dévoilée aux regards concupiscents du public sous un body en dentelle rouge et noire. Son partenaire est un mastodonte en costume à queue de pie et cravate Mickey, qui l'attache à un disque de bois. Il dévoile alors un chariot contenant de nombreuses armes blanches qu'il lance les unes après les autres sur sa partenaire. Chaque jet l'effleure de justesse et sa comparse laisse échapper des feulements de douleur tandis qu'un filet de sang s'écoule.
Vient ensuite un cracheur de feu, nu jusqu'à la taille, la peau bronzée sous son borsalino et ses grosses lunettes de soudeur, qui dessine des figures de flammes dans les airs avant de faire fondre des structures de glace à l'effigie d'un jeune homme. Il est remplacé par un adolescent moqueur vêtu d'un simple maillot de bain qui raille le précédent bateleur avant de se plonger dans une baignoire d'azote liquide. Le balayeur du cirque brise la baignoire au pic à glace et dévoile le baigneur pris dans la glace, seules sa tête et ses mains en sortant. Il fait apparaître de nulle part quelques fleurs de glace avant que le balayeur ne le pousse dans un coin de la piste, où il restera à fondre tranquillement jusqu'à la fin du spectacle. Chaque numéro provoque chez le public une hystérie palpable et les spectateurs couvrent d'applaudissements les artistes.
Vient ensuite une dompteuse qui martyrise des animaux faméliques peinant à réaliser leurs acrobaties (et vas-y que je te fais du vélo, et que je tiens en équilibre à une patte sur un tabouret); un imitateur d'Elvis gras et suant qui reprend mollement les tubes du King en réalisant des tours de force (brisage de parpaings, cassage de chaînes, lever d'énormes haltères…); un égoûtier binoclard qui creuse des trous façon taupe puis qui fait s'écrouler plusieurs gradins en faisant trembler la terre (un infirmier évacue les cinq morts sur une civière, ce qui laisse le public parfaitement indifférent); puis arrivent trois authentiques clowns. Le premier ressemble à un clown blanc sans maquillage. Vêtu d'une blouse, il entame diverses expériences avec son matériel de chimie et commence à faire de la fumée et des explosions colorées qui ravissent les enfants. Deux petits clowns joufflus identiques viennent ensuite le tourmenter (retirer sa chaise, casser son oscilloscope, etc.) puis font venir un enfant sur la piste à qui ils arrachent les bras. L'un des clowns commence à dévorer un membre pendant que l'autre vole les concoctions du savant et les jette à un quatrième clown, qui entre en scène à ce moment. Il porte un épais passe-montagne dont seule une grosse barbe dépasse et crie quelques mots en hommage à Al Qaeda avant de lancer les cocktails explosifs sur la scène, provoquant de nouveaux morts dans l'hilarité générale.
Alors que les clowns dégagent la piste, un bonhomme à la figure de bon père de famille provincial entre en scène. Il démarre un numéro de mentalisme assez banal (deviner le numéro de sécurité sociale, le signe astrologique) il dévoile petit à petit des secrets de plus en obscènes (alors Djamel, qu'est-ce que tu as dans ton dos ? Des brûlures de cigarettes ? Et bien M. Hadot, vous fumez quelle marque ?). Plutôt que d'être outré, le public est amusé par la mise en scène de ses petites et grosses perversions.
Vient alors un aristocrate, visage pâle, chemise à jabot et cape noire doublée de velours, qui s'exprime avec un fort accent venu de l'est. Il démarre un numéro d'hypnose classique qui vire au dégradant (uriner en public, se déshabiller sur scène) puis fait entrer en claquant des mains un homme d'une laideur répugnante, défiguré et le corps couturé de cicatrices et plaies purulentes. L'hypnotiseur ordonne au malheureux volontaire de se scarifier et de verser son sang dans une coupe, dont il se délecte avant de lui intimer d'embrasser le monstre. Il s'exécute et le duo salue le public en liesse avant de faire sa sortie.
Une prestidigitatrice en costume bicolore noir et blanc entre en piste et entame un numéro léger et agréable (pièces, cartes, faire apparaître des bonbons derrières les oreilles des enfants) qui dérive ensuite en tours d'évasions à la Houdini. Au beau milieu de son numéro, elle s'interrompt en sanglotant avant de regarder le public d'un sourire mauvais. Elle fait venir un volontaire en piste qu'elle enferme dans une vierge de fer. La victime pousse de terribles hurlements pendant quelques secondes, puis plus rien. Lorsque la magicienne ouvre la boîte, le volontaire a disparu bien qu'on constate aisément les gouttes de sang perler des piques. Elle se dissimule ensuite derrière un rideau. Lorsque celui-ci se rouvre, la prestidigitatrice a disparu : à sa place se trouve le volontaire qui tient en équilibre quelques instants avant de s'effondre, le corps ensanglanté.
Le balayeur amène ensuite un aquarium. Un plongeur entre en piste et s'arrête quelques instants devant le pantin en soupirant. Il le salue puis se jette dans l'aquarium où il reste en apnée de longues minutes sous les encouragements du public. L'artiste attrape ensuite deux volontaires qu'il entraîne avec lui au fond de l'eau. Le balayeur referme solidement l'aquarium et les victimes se noient lentement, tandis que le plongeur sourit amicalement au public.
À la fin du numéro, un vieil homme assis à la rangée derrière les Démons se penche vers eux en bourrant sa pipe. Il leur indique que c'est généralement « à ce moment là que ça part en couilles » mais qu'il ne voudrait pas influencer leur vote. Il précise par ailleurs qu'il faudra peut-être « travailler à contre-emploi » et aider la population et les forains s'ils veulent comprendre la logique des lieux, si tordue soit-elle, et espérer changer l'issue de la soirée. Il conclut qu' « il est de bon ton que vos joueurs prennent des notes » puis s'apprête à raconter une anecdote lui étant arrivée en Laponie dans les années 80, mais s'interrompt alors que le spectacle reprend.
On a avancé le trône au milieu de la piste et une sémillante présentatrice s'approche en tirant une roue de lotterie sur roulettes. M. Loyal est revenu et l'on fait tourner la roue pour désigner un chanceux parmi l'audience. C'est un petit garçon prénommé Gabriel qui est tiré au sort et qui s'approche timidement du trône. Le nettoyeur du trône tire de dessous celui-ci une valise en bois et l'ouvre, dévoilant une épée ancienne à la lame effilée. M. Loyal annonce qu'après avoir vu le spectacle, il est l'heure de juger le responsable de tout ce cirque. « Qui est pour le pardon ? » lance-t-il à la cantonade. Seuls Félix, Luc et Tristan lèvent la main, le public huant le pantin. M. Loyal secoue la tête tandis que l'on referme la valise d'un coup sec. D'un seul coup, la troupe monstrueuse du cirque se jette sur le public et mettent le chapiteau et la ruelle à feu et à sang. Les Démons tentent de s'enfuir mais sont rapidement réduits en charpie par les griffes, les cornes, les crocs, les explosifs et les sortilèges.
Tout est noir. Quelques secondes s'écoulent. Ou peut-être quelques millénaires. Le trio émerge dans une ruelle, sous une nuit sans étoile, éclairés par une lune rousse dont les reflets colorent de rose les pavés irréguliers. Leurs montres indiquent huit heures trente.