Épisode 5, partie I !
À mains levées
"Eh bien, mes mignons ! Vous n'êtes pas descendus jusqu'à nous, au péril de vos vies, pour une simple visite, n'est-ce pas ? Qu'attendez-vous de nous ?"
Jeanne n'y connaissait pas grand-chose en politique, si bien qu'elle prit rapidement le parti de se taire. C'est Édouain qui se chargea d'expliquer la situation au conseil du Roi Pénombre. Tous l'écoutaient, à l'affût du moindre faux pas.
Édouain s'y connaissait en formalités et son habileté diplomatique, comme devant la baronne Felta, ne lui fit pas défaut. Il parvint à capter leur attention et exposer leur cause : la surface était attaquée de toutes parts, un exilé des Landes Sorcières fomentait des complots, une ost goebelinoïde maraudait ses campagnes, les reliques du Naga de Neuvaine avait été dérobées, bref : le temps des troubles était sur eux, en haut aussi bien qu'en bas. Cependant, le roi Pénombre goûtait peu ces circonlocutions. Il reprit.
" Qu'attendez-vous de nous ?"
Jeanne n'y connaissait pas grand-chose en politique, mais elle connaissait bien les rapports de force. Eux avaient gouverné sa vie entière. Le faible est la proie du fort à moins qu'on l'en empêche, telle est la règle à la surface, et elle n'avait pas de raison de penser qu'il en allait autrement dans l'En-Bas. Ne lui restait plus donc qu'à établir la hiérarchie de la peur, entre toutes ces puissances. La Duchesse, leur guide, celle qui les aurait écorchés vifs pour tromper son ennui, restait plus que jamais indéchiffrable. Jeanne renonça. Le reflet perverti du Naga, sombre et luisant comme l'obsidienne, lui lançait au contraire des œillades appuyées. Il avait quelque chose à leur dire, qu'il ne leur dirait pas, pas dans cette salle, pas devant les autres. Une faiblesse, donc. Jeanne attendrait. La guenaude aux yeux glauques qui se frottait les mains était bien trop à l'aise : elle ne craignait plus rien. Enfin l'Elfe gris, ambassadeur de Dis, autant dire du Diable, sa robe décadente et ses traits cruels : lui était intéressant. Pénombre lui parlait, non d'égal à égal, mais comme le baronnet s'adresse à l'émissaire du roi haï, mélange de morgue et de crainte. Elle prit la parole.
"Sire, vous êtes satisfait de l'équilibre qui régnait jusque-là, entre Neuvaine et votre royaume, n'est-ce pas ? Il vous convenait bien, sans quoi vous ne l'auriez pas préservé. Souhaiteriez-vous qu'un nouvel adversaire s'y installe ? Une puissance inconnue qui viendrait tout déstabiliser ? Il me semble que non.
Un silence pesant s'installa.
— Non, en effet, reprit Pénombre. Et que proposez-vous ? Une alliance ?
Jeanne pouvait voir le sang battre dans son œil exorbité qui paraissait près de tomber au sol.
— Une aide réciproque, répondit Édouain. Donnez-nous les moyens de vaincre cet adversaire à la surface, et nous vous ferons gagner cette guerre avant même qu'elle n'éclate. Vous n'aurez même pas à sortir de Locabre, où, ma foi, vous me paraissez vous plaire.
Le roi Pénombre hissa péniblement un doigt, une étincelle de malice sur le visage.
— Au vote, mes conseillers ! Qui propose que nos invités soient exécutés sur le champs ?
La duchesse, l'Elfe gris.
— Et qui souhaiterait que nous leur apportions notre aide ?
La guenaude, le naga.
— Bah ! Égalité ! C'est donc à moi qu'il revient de décider de votre sort. Eh bien, voilà ce que je vous propose : prouvez-nous demain votre valeur. Après tout, nous ne voudrions pas mettre nos œufs dans un panier percé. Si vous réussissez, Locabre sera de votre côté. Si vous échouez, eh bien... vous serez morts, alors peu importe !
La salle applaudit poliment la proposition du roi.
— C'est entendu ! Vous descendrez au nid à la première heure ! Dormez bien ! Le château vous accorde en attendant son hospitalité.
Leurs appartements auraient pu être confortables, si ce n'étaient les hurlements impromptus, les odeurs de chair et de sang et le sentiment de peur si palpable qu'il en souillait les étoffes. C'était le naga qui s'était chargé de les y accompagner, afin de disposer de ces invités en tête à tête. Il leur expliqua sa nature jumelle, fruit d'un dédoublement du naga originel en deux reflets opposés. Le Tribunal était devenu trop présent, trop absolu. Les puissances inférieures avaient dû s'adapter à cette religion nouvelle, non sans mal. Le dédoublement était astucieux, sans lui, le Naga aurait connu l'exil. Mais donner naissance à un tel monstre avait dû lui coûter bien cher. Au moins ne pouvait-il plus périr, tant qu'il en restait un, ce qu'ignorait probablement celui qui avait assassiné le Naga de Neuvaine. Là résidait aussi la faiblesse que son double inversé leur avouait : tant que le Naga de Neuvaine n'était pas reparu, lui se trouvait singulièrement vulnérable. Une faille que des ennemis mal intentionnés pourraient ne pas hésiter à exploiter. Son aide leur était donc acquise.
Alors qu'une servante humaine manifestement maltraîtée leur avait servi un ragoût délicat, que Jeanne partagea avec la pauvre créature, la Guenaude vint à son tour leur promettre assistance. Elle les prévint du danger qui les attendait "au nid", de la monstrosité qui s'était établie dans ces entrailles souterraines. Puis, à l'aide d'un stylet aiguisé, elle perça sans prévenir la joue de la servante pour y recueillir deux larmes, qu'elle consolida entre ses ongles crasseux pour former deux perles noires. "Ces perles, mes chéris, vous aideront bien demain." Elle sortit pour les laisser enfin entre eux. Bran était agité, Édouain inquiet, Jeanne confuse. La nuit serait courte. On ne dort jamais très bien quand le danger rôde.