HRP : j'ai un peu brodé. Ahem.
Virgo Ardens Pugno Inflamatiori
L'église romane de la Place du Tertre avait belle allure. Coincée entre un jardin d'où les frères capucins tiraient leurs simples et les demeures cossues qui couraient de l'Impasse Kurtz Walter jusqu'à la Blaue Vogelstraße, la bâtisse projetait son ombre doucereuse sur le voisinage. Au loin, les dernières fumerolles d'un incendie s'effaçaient dans le bleu pastel d'un après-midi de printemps.
Andrea Spazzi traversa ladite place le nez en l'air, l'allure molle et indécise. Un couple de pies, juchées sur un hêtre non loin, semblaient jacasser dans sa direction, sentencieuses ou provocatrices. Le spadassin grimaça en ajustant sur son front le chapeau de feutre puce et fauve qu'il affectionnait tant.
Alors qu'il s'engageait sur le perron de l'église, sa main gauche caressa instinctivement la garde de sa rapière. Il rabattit la pèlerine qui lui couvrait l'épaule pour dégager son flanc gauche et pouvoir au besoin tirer l'épée.
Les hautes portes de l'église avaient été travaillées à la hache et à la masse. Le regard de Spazzi se porta alors sur le pavement du perron, à la recherche des traînées de sang. Un bon gros paquet d'eau savonneuse et quelques heures de brossage avaient permis d'effacer les reliefs du massacre.
Rodrigue lui avait chanté ce drôle de conte. Au sortir de l'hiver, la ci-présente ville d'Empire, Hexenberg, reçut la visite des huit mille hommes du Condottière, portant haut les couleurs de la Sainte Ligue. Hexenberg avait basculé dans la Réforme en 1618, au grand déplaisir du Prince-électeur Maximilien de Bavière. La donzelle s'était ainsi très vite retrouvée prise dans une querelle d'amoureux aussi exigeants que passionnés. Le capitaine-mercenaire avait profité des derniers frimas pour tomber par surprise sur la ville et ses ennemis. Insuffisamment pourvue des fortifications qui auraient pu préserver sa vertu, la Ligue Catholique enfonça la rive sud de la cité. Les Réformés tentèrent de contre-attaquer, léchèrent leurs plaies et se retranchèrent sur la rive nord.
Un fleuve séparait désormais les prétendants.
Lorsque les premières lignes des protestants avaient cédé dans les faubourgs d'Hexenberg, une nuée de soudards en déboula, le goût du sang plein la gueule et des rêves de pillage dans les yeux. Le hasard voulut qu'ils ruèrent dans le quartier des Trois Fontaines sans rencontrer de résistance aucune et surgirent par l'église romane St. Yosseph du Tertre.
Les citadins et bons compères des Trois Fontaines s'y étaient réfugiés avec leur famille, les bijoux, mamie et la domesticité. Depuis le porche jusque dans les chevets, on s'y entassait, qu'on soit du Crucifié ou du Réformé. Unis dans la même crainte que le Tout-Puissant ait ce jour détourné son regard d'Hexenberg la conquise. Les portes avaient été scellées, puis barrées, puis barricadées d'urgence. Une poignée de retardataires tambourinaient de l'extérieur pour qu'on leur fasse passage. Peut-être des Jean-la-Guigne qui pensaient tenir un plan de sortie, une cave emménagée d'un ventail secret, la protection d'un quelconque notable, et qui s'étaient ravisés trop tard. Un instant trop tard.
Les suppliques de ceux qui voulaient entrer tympanisaient les oreilles de ceux qui y étaient déjà. On en appelait aux liens de voisinage ou familiaux, on en appelait au Seigneur et à la miséricorde. On injuria et on maudit aussi un peu. La presse des uns valaient l'angoisse des autres. Cette dernière partit crescendo lorsque les gens de guerre susmentionnés clôturèrent la scène et ouvrir un nouvel acte.
Au pas de course, dans un cliquetis d'acier du plus mauvais augure, ils se jetèrent sur les quidams entassés sur le perron – hommes, femmes, enfants - puis les passèrent au fil de l'épée ou les piquèrent vivement du poignard. Des gorges des bonnes gens d'Hexenberg jaillirent des hurlements de bêtes et des gargouillis désarticulés. A l'abri derrière les portes rivetées, les réfugiés de St. Yosseph se signaient vigoureusement ou se bouchaient les oreilles des deux mains.
Le
primo plati de ce festin diabolique avait mis la troupe en appétit, arrosé généreusement d'un raisiné qui délia les langues et excita d'autant plus les retardataires qui avaient manqué l'ouverture. Les patois étaient surtout du Milanais et de la Côte Dalmate. Un ou deux meneurs firent amener des haches et sans perdre de temps en présentation avec leurs futurs hôtes, on s'attacha à abattre les portes de l'église. Comme celles-ci résistaient, on réclama des masses.
Depuis les murs du lieu consacré, on entendait des pleurs. Des cris. Quelques âmes perspicaces tentèrent de signaler à la troupe qu'il s'agissait d'une église du Crucifié, que s'y trouvaient essentiellement des adeptes du Seul et Unique. Et que si par tout hasard, des Réformés se comptaient parmi eux, ils seraient sûrement prêts à abjurer pourvu qu'une telle chance leur soit gagée.
Le curé scandait une litanie qu'il voulait solennelle dans un latin d'une pureté qui n'émut que lui.
Les corps des premiers suppliciés avaient été évacués sans ménagement vers le jardin et on finissait de travailler les portes à la masse quand du chahut se fit dans le dos des assaillants. Un coup de pistolet cingla les airs et fut suivi par l'arrivée bruyante d'une douzaine de cavaliers. Les casaques des reîtres étaient frappés du sable et des lions d'or du Prince-Electeur. La vue des armoiries du plus haut seigneur de la Ligue comme la masse et le trot nerveux des chevaux sur la place douchèrent la frénésie de la soldatesque présente.
_
Cos'hai fatto ? A chi appartieni ? tonna l'un des cavaliers dans un italien rendu grinçant par un fort accent bavarois. Il maintenait sa monture en mouvement et prenait la mesure du massacre, en jetant qui-ci qui-là de rapides coups d'oeil inquisiteurs.
_ Y'se passe qu'on avançait un peu vite et, dans l'élan, on est rentré dans le lard de ces cons-là fit l'un des meneurs en désignant la pourpre qui maculait le sol et marquait le passage des récents trépassés. « Tu veux quoi, Votre Seigneurie ? » poursuivit-il, la voix étonnamment grave malgré sa petite taille.
Le cavalier fit tourner sa monture sur elle-même, désignant du poing ce qui pouvait être le nord-ouest de la ville d'Empire. Les piétons les plus proches reculèrent de quelques pas pour rester à bonne distance des sabots de l'étalon.
_ Il faut maintenir le contact sur les huguenots. Les ponts ne sont pas encore à nous. Quel est le nom de votre
striscia ? Qui répond de vos actes ?
Silence embarrassé des mercenaires. On avait cessé d'abattre les masses de fer pour s'offrir un accès à l'église et à ses richesses. Le cavalier à l'accent bavarois sortit un pistolet à rouet de ses fontes. Ses hommes se saisirent de leurs sabres. Une certaine agitation gagna les piétons.
Court-sur-pattes brisa l'instant de sa voix de basse. « On est avec Girard l'Epouvantail et on ira chanter comptine à qui voudra l'entendre sur les ponts et au-delà dès qu'on en aura fini ici ».
_ L'église est un lieu sacré, cessez cette folie séant ou vous le regretterez bien assez tôt. Vous exercerez vos droits de prise après notre victoire et avec l'accord du Condottière.
Le temps que chaque partie fasse étalage de sa propre détermination, des ordres commencèrent à fuser.
***
_ Puis-je vous aider, messire ?
Andrea sursauta. Il avait cru la nef de l'église déserte. Le père Alessio l'avait surpris dans la contemplation d'un vitrail qui avait survécu aux derniers événements. Les excès qui avait suivi la prise de la rive sud d'Hexenberg avait vu le départ des frères capucins vers un monastère de leur fraternité, dans le Landgraviat de Hesse-Darmstadt. Une plainte en bonne et due forme avait à ce titre était remise à l'évêque d'Hexenberg, lui-même en délicatesse avec les forces armées qui bataillaient pour contrôler la cité terrestre.
Officiellement missionnés par la Curie romaine pour apporter un soutien spirituel au soldat loin de sa paroisse comme à la brebis égarée en quête de salut, le père Alessio et d'autres frères jésuites avaient rapidement nichés dans les lieux de culte laissés à l'abandon par les capucins. Restait à couver les âmes dolentes des survivants.
_ Bonjour, mon père fit le spadassin à voix basse, peut-être par peur de troubler le silence du lieu consacré ou les fantômes de ceux qui y avaient récemment expirer. Jetant derechef un œil sur le vitrail, Andrea Spazzi ne put cacher son trouble. La Mère enlaçait les pieds du Crucifié qui agonisait sur la Croix. L’œuvre transpirait de douceur bienveillante, presque sensuelle. Pourtant le sujet était du dernier macabre. Le jeu des lumières colorées finissaient par vous tourner la tête.
_ Je souhaiterai me confesser, mon père reprit Andrea, d'une voix plus ferme. L'homme d'église hocha sa tête tonsurée, invita le spadassin à se débarrasser de ses armes et à le suivre d'un geste vers le confessionnal.
Andrea écarta la tenture de velours et huma une légère odeur de cire mêlée à l'encens. Séparé par un grillage ouvragé, le père Alessio avait rejoint l'autre niche. Le spadassin se laissa glisser sur les genoux et joignit ses mains dans une prière muette.
_ Mon fils, quel est votre nom de baptême ? commença le jésuite.
_ Andrea, fils de Guillermo Spazzi, mon père.
_ D'où es-tu et que fais-tu ici-même ?
_ Ma famille a son foyer dans les Abruzzes. J'ai rejoint Hexenberg tout récemment avec mes camarades de la Vierge Ardente expliqua Andrea.
Le père Alessio marqua un instant de surprise. « La Vierge Ardente ? S'agit-il d'une congrégation ? Je ne t'ai pas vu de tonsure pourtant ? »
Spazzi secoua la tête pour lui-même, le nom de l'école était bien trop grandiloquent, tout à chacun s'en étonnait. «
Virgo ardens pugno inflamatiori » récita t-il. « La Vierge Ardente au Poing Enflammé. C'est une des trois écoles d'escrime de Vicerezzo. Moi et mes camarades en étions membres. ».
Le jésuite sembla ruminer quelques pensées. Son visage rubicond s'approcha de la grille ouvragée qui séparait les niches du confessionnal.
_ Si tu n'es pas dans les ordres, peut-être les as-tu fréquenté ? D'où te vient le latin qui a passé tes lèvres ?
Spazzi réfléchit un instant. « On dit que j'ai un don pour les langues. J'ai beaucoup voyagé et certains de mes maîtres m'ont inculqué quelques savoirs ».
_ Merveilleux ! approuva le père jésuite, marquant un peu d'humeur. N'oublie pas que tout don est un don du Seigneur et doit être mis à Son service et pour Sa gloire. Le père marqua une pause. « Je crois que tu es venu me trouver pour m'ouvrir ta conscience. Je t'écoute, mon fils.»
_ Je ne sais par où commencer, mon père se lança Andrea Spazzi. Ces derniers jours n'ont pas été de tout repos.
_ Dieu sait comme le tumulte et le désordre ont frappé cette pauvre région. Nous sommes justement là pour y porter remède. Commence donc par le commencement. Le premier mot coûte, les autres suivent.
Andrea Spazzi ne put s'empêcher de questionner l'enchaînement des causes et des conséquences. Les régiments du Condottière, avec le père Alessio dans ses valises, déferlant comme une nuée de sauterelles sur les plaines qui courraient de la Sarre jusqu'au Bade-Wurtenberg, c'était effectivement le genre de remède à vous faire oublier que vous étiez malade. Les honoraires étaient pour le moins salés.
Le spadassin toussota, prit une inspiration : « Bon. Voilà, j'ai abandonné mes camarades ».
_ Hum, hum rumina le jésuite. « Et où sont-ils donc maintenant ? ».
Spazzi chercha le regard de l’ecclésiastique dans la pénombre, il n'avait visiblement pas compris.
_ C'est à dire qu'ils sont morts. Enfin, je n'ai pas vu les corps mais vu le bazar qu'on a mis, y'a aucune chance. Qu'ils soient encore de ce monde.
Le père Alessio se signa et murmura une prière. Spazzi avait fait de même à l'instant où le dépôt de poudre avait explosé, trois jours plus tôt.
Arrivé deux mois après le plus chaud des combats, quand le
statu quo avait plongé la ville dans une fausse torpeur, Andrea Spazzi, Ezio Auditore et Kiria Ashti s'étaient présentés au capitaine Marteo Falcone, l'un des officiers du Condottière. Ni une ni deux, Falcone leur avait collé dans les pattes une besogne tendre comme un baiser de la veuve.
Le dépôt de poudre qui alimentait l'artillerie des hérétiques avait été repéré par les mouches et autres cafteurs que la Ligue avait rive nord. Les trois membres fraîchement arrivés de l'Ecole de la Vierge Ardente au Poing Enflammé iraient donc emprunter un tunnel que les sapeurs du Condottière avaient consolidé, pour déboucher chez les Réformés et faire sauter le dépôt de poudre en question. Simple. Mortellement simple.
Le père Alessio interrompit le récit du spadassin. Mi-stupéfait, mi-horrifié, difficile à dire dans l'obscurité du confessionnal.
_ Vous êtes donc l'incendiaire !? La moitié de la Buire a flambé cette nuit-là, toute la rive nord en était illuminée... Doux Jésus !
Spazzi tordit le nez et s'empressa de rectifier : « Justement
padre, c'est là que le bât blesse, j'étais pas là quand c'est arrivé ».
Ezio, Kiria et lui-même avaient effectué une ou deux reconnaissances autour du dépôt. Quelques vigiles prenaient leur garde autour du bâtiment. L'endroit ressemblait à une grange ou un silo aménagé et ne payait pas de mine. Une porte d'entrée, un étage, un fenestrou par l'arrière. On discuta un peu sur la manière de s'inviter dans les lieux. Ça semblait faisable, il s'agissait surtout de ne pas attirer l'attention si l'on souhaitait, une fois la besogne abattue, s'épargner une chasse à courre nocturne dans les ruelles d'Hexenberg.
Tout était parti de travers. Ezio et Andrea avaient hissé Kiria sur une échelle derrière la bâtisse. La petite basanée du Califat s'était faufilée comme un chat jusqu'à l'étage. Ils la perdirent de vue comme elle entrait dans le dépôt. Presque aussitôt retentit un bruit sourd, comme un vulgaire sac de grains qu'on jette au sol depuis une charrette, suivi d'un jappement de douleur.
Au pied de l'échelle et dans la nuit noire, Ezio et Andrea se tournèrent l'un vers l'autre, les yeux écarquillés tandis qu'un frisson de trouille les secouait.
_ Putain, elle est tombée ! jura Ezio Auditore.
_ Qu'est-ce qu'on fait ? Faut pas traîner... cracha Spazzi. Le boucan avait forcément attirer l'attention des gardes qui se trouvaient à l'intérieur du dépôt. Il leur restait quelques secondes avant que la situation ne leur échappe, ça faisait pas un pli.
Andrea saisit le pistolet qu'il avait soutiré au capitaine Falcone et s'apprêta à faire feu.
_ On va attirer la garde sur nous, ça détournera l'attention de Kiria. Par contre, il faut filer maintenant et...
Les choses se passèrent différemment. Le coup ne fut pas tirer et Ezio préféra faire le tour du bâtiment voir de quoi il en retournait. Andrea resta tapi du côté de l'échelle, sous la fenêtre de l'étage, des fois que Kiria finisse par sortir ses miches de ce guêpier.
Le spadassin en était là, seul dans l'obscurité, suant à grosses gouttes à mesure que la certitude s'installait. Les gens d'armes d'Hexenberg ou pire, des hussards impériaux allaient finir par leur tomber sur le dos. Il prit sa décision, mit bas l'échelle et était déjà à un jet de pierre du dépôt quand des coups de feu se firent entendre à l'intérieur de ses murs. Andrea accéléra l'allure. A mi-chemin du point de rendez-vous convenu, le dépôt explosa.
Le ciel nocturne s'illumina. Un grondement d'enfer perça les tympans du spadassin et lui secoua méchamment les guibolles. Spazzi finit sa course sous un porche pour s'abriter. Un pluie de pierres fit tintinnabuler les toits d'ardoise alentour.
_
In nomine patris et filii et spiritus sancti... commença t-il à ânonner. Ses pensées s'entrechoquaient. Un poing de feu venait d'emporter une partie des quartiers de la Buire et de la Croix d'Argent, étendait ses doigts rougeoyants dans la nuit. Andrea songea brièvement à une manifestation temporelle de la Vierge Ardente. Par delà le sifflement qui persistait à lui toquer sournoisement les esgourdes, il lui semblait percevoir des cris de détresse et d'agonie. Combien de pauvres hères surpris dans leur lit par les flammes... ? Kiria et Ezio, quand bien même ils aient pu faire retraite... L'explosion était trop proche pour que ses comparses aient pu s'en tirer sans heurts. Il remercia le Seigneur d'avoir préservé sa propre vie.
Quitter les lieux au plus vite restait la priorité.
Il les attendit trois heures pleines à l'entrée du tunnel qui devait les ramener vers la rive sud et la sécurité. Trois heures à remâcher sa chance et sa solitude. Spazzi s'en retourna seul.
***
Un long silence se fit dans le confessionnal. D'avoir pu fourrer les souvenirs de cette nuit folle dans la tête d'un autre, il sentait déjà qu'un poids s'était retiré de son âme. La réaction du prêtre se faisait pourtant attendre et Spazzi en était à écouter avec anxiété le bruit de sa propre respiration.
_ Connais-tu le nom de cette église ? Le père Alessio semblait perdu dans ses pensées.
_ L'Eglise de St. Joseph répondit Spazzi, vaguement dubitatif.
_ St. Yosseph du Tertre corrigea le jésuite. « As-tu vu un tertre dans les environs ? ».
Andrea commençait à douter que le père l'ait vraiment écouté. « Non, mon père. Mais je ne vois pas très bien où... ».
_ Il n'y a pas de tertre dans le quartier des Trois Fontaines. De son vivant, Yosseph Méa Shéarim vécut à Jérusalem, sous le règne de Vespasien. Il porta la Bonne Parole avec ferveur et eut l'insigne honneur d'être condamné à la Croix sur le Mont du Calvaire, le
gulgūltá. Septante années après Sa mort, Yosseph rejoignit le Seigneur, à l'endroit même où ce dernier connut ses derniers instants. Le tertre dont nous parlons n'est autre que la Colline du Golgotha.
La ferveur ou la passion exsudait des propos du père Alessio. Andrea Spazzi trouvait cette emphase quelque peu gênante et commençait à craindre que le prêtre, plus tout jeune, fut un peu toqué.
_Yosseph a embrassé la Croix comme le Crucifié l'a embrassé continua le jésuite, enthousiaste. Chacun, dans sa terrestre existence ou lors du Jugement, chacun subira l'épreuve de la Croix. Tu as abandonné tes amis, tu as activement participé à un événement qui a fait périr dans les flammes des centaines d'innocents, certaines de ces pauvres âmes fussent-elles temporairement égarées dans les mensonges de la prétendue Réforme. D'aucuns te cracheraient au visage et maudiraient ton nom. Alors que ces pêchés mortels sont autant de promesses infernales pour ton âme éternelle, la Croix peut te sauver, mon fils... finit le père Alessio, dans un souffle, presque extatique.
Andrea ne partageait pas l’enthousiasme du prêtre. Le tonnerre de l'explosion, l'odeur de viandes grillées qui l'avait assailli il y a trois nuits. Tout cela revenait à son esprit comme une marée de pensées putrides.
_ Sur la Croix, l'âme mise a nu par les clous du pêché, il n'est plus qu'une chose qui sauve... poursuivit le jésuite, ménageant son effet.
Andrea tendit l'oreille.
_ L'Amour ! conclut le père jésuite.
Spazzi sursauta. Le père Alessio avait-il lu en lui comme dans un livre ouvert ? La clairvoyance du jésuite était confondante.
_ Je comprends, mon père. Justement je voulais vous confesser un dernier pêché.
L’ecclésiastique haussa les sourcils dans l'obscurité de sa niche.
_ Comment mon fils, il y a encore quelque chose à gratter derrière toute cette sanie ?
Le spadassin se racla la gorge et finit son récit.
Sitôt regagner la rive sud et les lignes catholiques, Andrea Spazzi s'était empressé de rejoindre les quartiers du capitaine Marteo Falcone. De l'autre côté du fleuve, on devinait que l'incendie se propageait autour de son épicentre. Des braises et des escarbilles dansaient dans l'aube du jour nouveau.
Il fut reçu vite assez. Personne ne s'étonna de ce qu'il était seul. Spazzi fit son rapport le visage agité de tics nerveux. Le capitaine Falcone le félicita rapidement et promis que le sacrifice de ses camarades ne serait pas oublié. Spazzi, malgré l'épuisement, avait le nez trop fin pour ne pas comprendre qu'on essayait de le foutre dehors. Il commença à s'échauffer et à lever la voix en rappelant que ce type de turbin méritait une généreuse pécune. Pour avoir fait sauter le dépôt, parce qu'il avait laissé deux compaings sous les cendres, parce qu'il faudrait bien pourvoir aux besoins de leurs familles et parce que le nombre de candidats volontaires pour ce genre de bal allait fondre comme neige au soleil s'il prenait à Andrea Spazzi des Abruzzes l'envie de crier à tue-tête que le capitaine Falcone rasait gratis, qui plus est quand vous aviez quelques pelletés de terre fraîche sur le mufle.
Des bourses changèrent de mains.
Deux jours plus tard, le spadassin déambulait dans la moitié sud d'Hexenberg. En manque de sommeil, les poches pleines et les nerfs à vif. Ses jambes le guidèrent d'elles-même vers la Rose Carmée. Il y a trois mois de cela le lieu était un petit pensionnat de filles, plutôt rupin, embelli d'un jardin de ville et de hautes grilles festonnées. La Rose Bien-Née. Depuis, les filles, soucieuses de leur vertu, s'en étaient allés comme une volée d'hirondelles. Le baron Rizovic, un lieutenant du Condottière, avait investi le lieu. Tables de jeux au rez-de-chaussée. Courtisanes pimpantes dans les étages. Le baron Rizovic avait un don certain pour les affaires. Un galant avait rebaptisé le lieu la Rose Carmée. Repère des officiers du Condottière et de tout ceux qui pouvaient se permettre ses tarifs prohibitifs. Il fallait reconnaître que vous aviez moins de chance d'y contracter le mal de Naples et toute autre surprise qui faisaient le charme des maisons de passe réservées à la piétaille.
Andrea Spazzi, qu'on avait pas trop regardé de travers sitôt après avoir donné quelques gages de crédit, s'était fait présenter Hendrike, une beauté locale. La courtisane avait de l'allure. Ses boucles brunes tombaient sur une robe nacarat rehaussée d'un collier et de pendeloques en lapis-lazuli. Le spadassin échangea quelques mots avec elle tandis qu'il s'installait dans un salon spacieux. L'accent saxon d'Hendrike, un rien guttural, et sa fausse pudeur finirent de le piquer au vif.
Ils passèrent dans une chambre proprette, l'air embaumé de senteurs florales et se déshabillèrent. L'instant d'après, Spazzi travaillait du jarret, comme à l'entraînement. Sauf que le mannequin était de chair. Et les encouragements plus chaleureux que ceux de son
maestro.
Il en était là, les yeux rivés sur la chevelure de la belle et sa croupe ondulante quand il sentit le frisson de l'extase saisir son membre viril.
A deux doigts de la délivrance, les souvenirs du dépôt de poudre refirent surface. Le poing de flammes courroucées au-dessus de la ville, la pluie de pierres, les derniers instants de ses compagnons. Le souffle de la Géhenne qui glissait sur sa nuque. Autant de scènes réelles ou imaginaires qui se chassaient l'une après l'autre sous son crâne.
Il tenta de se concentrer mais ne réussit qu'à perdre le rythme et à tousser. Hendrike dut sentir sa gêne et tourna son visage vers Andrea.
_
Mein liebchen ? fit-elle. Difficile de dire si sa sollicitude était feinte ou réelle.
_ C'est bien ma veine conclut Spazzi en se laissant tomber sur les draps. Il songea à Ezzio Auditore et Kiria Ashti. Ces pauvres bougres avaient beau être fumés jusqu'à l'os, il fallait qu'ils viennent le hanter jusqu'au bordel. « Sombres connards... » chuchota t-il avec un brin d'affection.
« Sombres connards » répéta difficilement Hendrike. Elle n'était visiblement pas coutumière de l'expression et faisait rouler les syllabes sous son palais germanique.
Andrea lui sourit piteusement.
_ Je pars, Hendrike. Il désigna sa virilité qui lui pendait d'entre les jambes. « Je dois voir un prêtre ».
Il s'engageait dans le jardin et s'approchait des grilles quand Hendrike, penchée à son balcon, l'interpella en riant :
_ Ton petit
schnitzel pas aller mieux là-bas,
narr.
Viens voir Hendrike encore.
Hendrike, docteur du
schnitzel. Le sourire de la courtisane lui creusait deux grosses fossettes tandis que le spadassin s'éloignait.
***
La voix du père Alessio laissa sourdre une pointe d'amertume dans le confessionnal.
_ Quand j'évoquais l'Amour, messire Spazzi, je songeais à l'Amour du Crucifié, pas au plaisir qu'on prend entre les cuisses d'une catin !
Il poursuivit. « J'avais sous-estimé le péril qui est le vôtre et la profondeur de votre déchéance morale ». De l'autre côté de la grille ouvragée, Andrea commença à s'inquiéter.
_ Mais le cœur du mal qui vous ronge appelle la même divine réponse. Je vais vous donner suffisamment de
Ave Maria à répéter, n'ayez crainte. Mais je ne saurai vous accorder la rémission de vos nombreux pêchés qu'après un acte d'Amour. Un acte franc et désintéressé. Le méritez-vous seulement...
Le père jésuite se tut.
Suspendu aux lèvres du prêtre, le spadassin sentait l'espoir de l'absolution plier bagage. Il s'empressa d'interpeller le père Alessio.
_ Dites-moi, mon père. Je suis au service du Seigneur, du Crucifié et de la Mère. Son serviteur humble et dévoué !
Bene, va bene concéda le jésuite.
_ Cette église a été récemment l'objet de grandes violences et déprédations. Mon cœur saigne de tout le mal qui a été commis en ces lieux, mon fils. Moi et mon ordre ne pourrons réparer seuls les dommages comme les outrages. Il marqua une pause.
_ Tu peux faire quelque chose pour cette église,
mi fili. Un vieux grimoire qui fut jadis entre les mains de l'ordre cistercien, était conservé jusqu'à tout récemment entre ces murs. Sous la protection des frères capucins. Des hommes d'armes, se réclamant faussement de notre Sainte Ligue, ont profité des troubles récents pour violer ce sanctuaire et ont dérobé, entre autre, le précieux incunable.
Andrea Spazzi, tout prêt à faire preuve de bonne volonté, demanda « Savez-vous donc qui détient l'ouvrage ? ».
Il distingua le père Alessio qui levait une main.
_ Tes talents linguistiques te seront peut être utiles pour identifier le grimoire. Il a été rédigé en grec mais je me suis laissé dire qu'il porte des annotations en latin.
Les Chants du Golgotha. C'est le titre de l'ouvrage. Il est probable que cette mention soit frappée sur la reliure de l'incunable ou citée dans les annotations que tu y trouveras.
Le spadassin sentit que le tête-à-tête touchait à sa fin.
_ La bande qui aurait dérobé
Les Chants du Golgotha n'a pas bonne réputation. Elle répond aux ordres de Girard Visconti, dit Girard l'Epouvantail.
Les oreilles d'Andrea Spazzi se dressèrent aussitôt.